Bibook : PNB inside man
Depuis un moment, les réactions suscitées par le projet PNB me donnent envie de réagir, et de donner le point de vue de l’intérieur d’un des sites pilotes, pour ne pas laisser les points de vue négatifs envahir la biblio-blogosphère si prompte à la critique. Une des dernières réactions en date, sur le blog Numeribib a un très grand mérite : faire la synthèse des principales critiques depuis 2 ans.
Je précise que ce qui suit n’est que le reflet d’opinions personnelles, et n’engage pas la Bibliothèque municipale de Grenoble, porteuse de Bibook.
On lit beaucoup de remarques sur la présence des DRM, mais aussi sur le modèle économique qui est derrière ce projet, qui reste clairement à affiner. Quant aux lecteurs, on n’en parle jamais…
Des DRM
Principal élément de crispation, les DRM sont systématiquement mises en avant dans les critiques de PNB. Ces mêmes DRM sont présentes depuis plus de 10 ans dans les offres de la plupart des fournisseurs de livres numériques aux collectivités (Numilog, Dawson, etc.) et ont souvent été critiquées, sans résultat effectif, par les bibliothécaires de tout bord. J’ai largement participé à cette critique au sein du consortium Couperin fut un temps, et sur d’autres billets de ce blog. Et à titre personnel, je considère que tout ce qui nous éloigne de la simplicité du livre papier ne peut que desservir le livre numérique. Auquel je crois que nous devons donner une place en bibliothèque, rappelons-le au passage, pour éviter que les majors du web n’occupent définitivement la totalité du terrain.
Ce serait pourtant illusoire de vouloir s’en passer, à plus d’un titre.
D’abord, comme c’est difficile à gérer, que les lecteurs sont perdus, cela nous permet de rentrer en contact avec eux, et c’est souvent passionnant. Blague à part, cela concerne plusieurs lecteurs par mois, donc c’est une réalité. On y reviendra.
Ensuite, notre rôle d’intermédiaire entre l’offre (encore pauvre) et la demande (déjà forte), c’est de rassurer ! Rassurer des éditeurs frileux, rassurer des lecteurs apeurés par le jargon informatique, les comptes à créer et à gérer, les mots de passe, etc. Je reçois des lecteurs qui ont leur petit carnet avec eux pour noter, vérifier les 4 mots de passe dont ils peuvent avoir besoin pour télécharger un livre sur Bibook : compte wifi, compte ville, compte de bibliothèque, compte Bibook.
Enfin, malgré le souhait de certains collectifs, personne ne veut donner ses livres, à titre gratuit. Et pour le moment, les livres sont achetés comme un produite de consommation à durée limitée, dans des conditions limitées. Alors, oui, je comprends que la crispation porte sur les DRM, qui incarnent surtout l’incapacité des bibliothécaires à trouver un terrain d’entente avec les éditeurs pour fournir autrement les oeuvres de l’esprit. Je ne vois toujours pas de modèle intéressant à l’horizon. Intéressant pour tout le monde, y compris les fournisseurs. On a trop souvent tendance à oublier que la rémunération est nécessaire. Bon, c’est vrai, la tarification actuelle de PNB laisserait croire qu’on va un peu au-delà du « nécessaire », mais cela reste à évaluer.
Du modèle économique et des éditeurs
J’ai pu constater depuis le lancement du projet PNB certaines réticences
chez les éditeurs, pour proposer des titres récents, intéressants, etc. Le même phénomène était visible chez d’autres agrégateurs plus académiques à une époque. En fait, pour résumer grossièrement, beaucoup de ces éditeurs de best sellers n’ont pas envie de nous vendre
leurs titres les plus attractifs. Ils ont leurs circuits de distribution, y compris en numérique, sur les plateformes des grands opérateurs du web.
On peut fort bien les comprendre : les investissements ont été lourds pour numériser les fonds, trouver les opérateurs web, produire des ePub corrects, appliquer les DRM, etc. Aucune raison de vendre un seul exemplaire à 20 ou 50 lecteurs numériques qui pourraient tout aussi bien acheter le titre sur leur librairie en ligne ou via iTunes ou Google Books. Puisque c’est bien connu, les lecteurs numériques ont de l’argent. Sauf que, en fait, non. Ils ont encore un ordinateur portable, parfois une tablette, rarement une liseuse, encore très peu un smartphone, bref du petit matériel un peu coûteux.
Alors, si les bibliothèques leur proposent de nombreux titres au prix d’un abonnement annuel (équivalent à 2 titres environ dans le cas des BM de Grenoble), les lecteurs sont preneurs. En réalité, ils n’auraient pas forcément acheté ces livres : ils les auraient juste attendus sous forme papier pendant des mois, car ils sont très demandés, donc « multi-réservés / multi-empruntés ».
De la question de l’offre commerciale, on vient de passer à celle de la qualité de service…
Des lecteurs et de leurs usages constatés
Statistiques Bibook schématiques : Prêts septembre 2014 – août 2015 (statistiques détaillées)
A regarder ce schéma, on constate que les lecteurs ont passé le barrage des comptes et des DRM (souvent avec un peu d’aide), commencent à affluer, font leur marché avant de partir en vacances, et reviendront peut-être en septembre. Si on leur propose dans une belle offre légale et attractive les titres de la rentrée littéraire les plus médiatisés.
Si on regarde les statistiques d’inscription au service, on constate pour le moment une grande régularité : environ 50 nouveaux lecteurs chaque mois. Parce qu’il est impossible de convertir des lecteurs au numérique avec une simple interface. Communication répétée et ateliers de présentation et de formation / configuration aideront peut-être.On en reparlera dans un an, mais il est clair que la lecture numérique grand public ne se développera pas toute seule.
Ce qui marche auprès des lecteurs déjà conquis ? des titres récents, des exemplaires multiples, des ajouts réguliers de nouveaux titres (pas forcément des nouveautés), et une mise en avant de certains titres et de certaines sélections de titres. L’éditorialisation, non seulement c’est imprononçable, mais en plus c’est un vrai métier.
Mais nos lecteurs nous attendent sur ce terrain, comme ils nous font confiance lorsque nous présentons les nouveaux livres ou que nous faisons venir des auteurs.
Conclusion : des crispations de bibliothécaires ?
Pas seulement : il existe bien un risque de préemption par les majors du web, par un point de passage obligé s’il reste unique, comme il existe un risque de préemption par une DRM unique. Dans les trois cas, les conditions imposées pourraient devenir inacceptables, mais incontournables. Phénomène bien connu dans le monde de la documentation électronique académique, qui a donné lieu à des ruptures violentes avec certains éditeurs, aux conséquences lourdes pour les chercheurs.
Exiger une loi ne changera rien, c’est aux bibliothécaires de faire leur métier, et de proposer des normes d’échanges entre les opérateurs, pour apprendre à se passer de ces points de passage uniques. OPDS 4 libraries, ODL pour les intimes, pourrait sans doute servir de base. Pourvu qu’une bande de geeks bibliothécaires, partisans des communs et de la liberté logicielle ou pas, soient capables de se réunir et de définir ensemble ce qu’il faudra imposer ensuite aux fournisseurs. Plutôt que d’attendre que les fournisseurs fassent le boulot, le fassent payer aux bibliothèques, et en profitent pour imposer non seulement leurs tarifs, mais aussi leurs normes d’échange, leurs métadonnées, leurs formats, etc. Une fois la solution technique adoptée par une partie de la profession, aucune loi en effet ne pourra remettre en cause la sacro-sainte « loi du marché ». Tiens, et si on profitait de l’arrivée de Readium à Paris ?
Pour la DRM, je reste personnellement confiant en LCP, moins chère, moins contraignante pour plusieurs des acteurs de la chaîne du livre numérique, lecteurs compris. Alors, oui, c’est une DRM parce que le niveau de confiance nécessaire entre les éditeurs et les lecteurs est faible à l’ère post Napster eDonkey MegaUpload PirateBay etc. Il me semble inutile que les bibliothécaires dégradent encore ce niveau de confiance dans un sens ou dans l’autre : accepter n’importe quelles conditions, comme demander l’impossible aux éditeurs (des livres moins chers, sans DRM) ou aux lecteurs (ne pas pirater partager leurs livres numériques préférés).
PS : cet article a été amendé et n’est pas ouvert aux commentaires (car je ne veux pas avoir à gérer des annonces pour des petites pilules blanches ou des chaussures chinoises contrefaites). Si vous voulez poursuivre la discussion, je vous invite à me contacter.