Politiser ou non ?

Je ne suis pas un militant, je ne saurais "mourir pour des idées", même de mort lente. J'y ai renoncé depuis longtemps, à l'adolescence, pour basculer dans le confort du laisser faire, laisser passer. Au nom du réalisme et du pragmatisme parfois aussi, cache misère des politiques conservatrices et inégalitaires.

Et pourtant... comme beaucoup d'adultes aujourd'hui, face aux crises profondes, sociales, écologiques, politiques, j'en arrive peu à peu à un extrémisme radical qui pose question. Le capitalisme est un échec, source de grandes réussites techniques sans doute (vaccins, TGV, numérique,...) mais aussi d'immenses fractures, et désormais d'impasses sans issues de secours, en ce qui concerne le changement climatique. En moins de 200 ans, l'homme a réussi à détruire irrémédiablement son environnement, détruisant son cadre de vie, la biodiversité, faisant s'effondrer les montagnes désormais. Qui fait ça, pour continuer d'amasser sans fin des billets verts et des lingots de métal extrait dans des conditions indignes ?

La tentation radicale de gauche est donc forte, quand on voit les difficultés de l'écologie politique à prendre forme, à exister et à perdurer. Parce que le système médiatique ne fera pas de ces agitateurs, de véritables acteurs. L'Allemagne l'a montré depuis longtemps, les français se sont laissés berner lors des dernières élections. Mais que les véritables problèmes arrivent ("Comment, je ne peux plus consommer comme je veux ?") et la parenthèse écologique se refermera aussitôt. C'est à ce stade de ma réflexion que j'ai découvert Alexandre Monnin et la "redirection écologique", après une première rencontre avec le syndicat "Printemps écologique". Rencontre qui n'a pas donné grand chose pour moi, non militant dans l'âme, et peu intéressé par les questions professionnelles des autres membres, pourtant tout à fait légitimes. Mais les animatrices du syndicat ont longuement évoqué cette branche de la réflexion écologique, pensée en train de se faire, de trouver aussi peu à peu les chemins des oreilles du grand public. Pour le dire vite, trois philosophes-sociologues chercheurs de Clermont-Ferrand gagneraient à être mieux connus, via leurs interventions dans des podcasts, des articles et quelques livres. Ils gagneraient surtout à être vulgarisés, débarrassés des scories des querelles d'écoles et de chercheurs, des références qui ponctuent l'avancée de leurs recherches, mais qui n'intéressent pas le grand public. Grand public qui peut pourtant comprendre quelques grandes idées simples et efficaces pour penser ce qui nous attend. Que je résumerais ainsi.

Le capitalisme a (eu) un impact sur notre environnement, nous sommes entrés dans l'ère du capitalocène, qui a produit des ruines, et qui continue de produire des ruines, des zombies (déjà morts et impossible à recycler, comme les smartphones) dont nous héritons ou que nous laisserons en héritage aux générations futures. Ces ruines devront être maintenues en l'état (les centrales nucléaires qui ne sont pas prêtes de prendre leur retraite, même à 64 ans), abandonnées / oubliées, ou fermées volontairement. Autrement dit, tout ce que nous utilisons ou produisons doit être réinterrogé (avec les méthodes 3R, 5U, ou autre) pour envisager d'y renoncer. Et cette interrogation devra être politique, démocratique, anticipée, pour éviter les crises inévitables liées à l'urgence et aux décisions unilatérales brutales.

La pensée construite depuis plus de 10 ans par ces chercheurs donne toute la profondeur des démarches à mettre en place, même si l'actualité, les gouvernements successifs ne s'engagent pas vraiment dans cette voie. Pour que le renoncement soit supportable, il doit respecter et rediriger les attachements actuels : confort, loisirs, mobilité, travail, habitat, tout est concerné. Ce que l'inflation commence à faire brutalement, il faudra le faire même pour ce qui ne relève pas des seuls choix financiers, finalement assez faciles à arbitrer : j'ai les moyens financiers de faire ça / je n'ai pas les moyens financiers de le faire. A cette question devra s'en ajouter une nouvelle série : ai-je les moyens de maintenir ce que j'ai choisi de faire ? est-ce soutenable ? et sinon, comment rediriger mon attachement à ce que j'avais choisi de faire ?

L'approche de la sobriété ou de la "low tech" sont intéressantes à ce moment, car elles laissent penser (croire ?) que réduire la voilure ou recourir à des objets et pratiques moins consommatrices en énergie ou matériaux pourrait permettre de continuer comme avant. Ces approches étant réductionnistes, elles ne sont pas solutionnistes non plus : aucune technologie ne permettra de maintenir le monde dans ce que les 30 glorieuses a rendu possible, même sobre ou basée sur le recyclage et le réemploi.

Réduire est une piste souvent évoquée, parfois imposée par les circonstances, mais renoncer volontairement implique une prise de décision, un arbitrage, si possible démocratique. Ne pas construire, ne pas lancer un nouveau service, ne pas ajouter, mais au contraire soustraire, renoncer politiquement, et en faire une force, un argument. A une époque où le politique ne se pense que comme l'ajout de nouvelles lois, nouvelles mesures, nouveaux bâtiments, nouveaux équipements, pour gagner un peu de visibilité médiatique... Quand il est inenvisageable de fermer des bibliothèques ou des piscines sans déclencher des émeutes, aucun politique n'aura le courage de se lancer. Ce qui laisse penser que tout ceci n'est que pure spéculation de gauche. Ou pas, si la démarche est expliquée, explicitée et fait l'objet de débats démocratiques ouverts (ne parlons pas de consultation citoyenne biaisée par le résultat prévu à l'avance). Ou si, puisque toute cette approche repose sur la capacité à faire réfléchir les citoyens, quand l'émotion et la colère sont tellement plus efficaces à exploiter. Et on en revient à une vieille question, qui peut déclencher ou non un engagement politique : est-on capable de faire réfléchir un individu sur ce qu'il souhaite conserver "à tout prix", maintenir, abandonner ? Aucun parti politique ne pourra jamais prospérer avec de tels arguments. A sa création, Attac promouvait cette approche encapacitante, source de liberté par l'éducation aux questions économiques. Qu'en est-il aujourd'hui et où se situe son pouvoir d'agir ?

L'engouement récent pour l'IA ou le Métavers sont à cet égard problématiques, car poussés par l'industrie, comme un "dernier sursaut nécessaire" avant la sobriété numérique, mais non discutés politiquement, non étudiés pour leur impact social et environnemental. Alors que des voix s'élèvent déjà pour rappeler que ces technologies ne sont pas soutenables, même à moyen terme. Et que les politiques tombent joyeusement dans le piège capitaliste, au nom des emplois (californiens ?) et de la souveraineté (américaine ?). C'est un très bon exemple de ce que le renoncement apporterait comme liberté, mais qu'aucun politique n'osera promouvoir, au nom du système en place. Le retour du réalisme politique ?

Pour tenter de sortir de l'ornière de la pure théorie, les penseurs de la redirection parlent de cheminement sur une ligne de crête, constitué d'interrogation systématique, d'enquêtes de terrain, pour tenter de déterminer les attachements et les actions à mener pour les faire évoluer. Les exemples sont nombreux, variés (azote aux Pays-Bas, piscines, stations de ski françaises, etc.) et ne cesseront de se multiplier dans les années à venir. Parce que la démarche est libératoire des héritages, des ruines ingérables, et source de créativité sur le terrain, une fois que le constat est partagé que le choix a déjà été fait par nos prédécesseurs : ce dont nous héritons, nous devrons le questionner, et revoir le mode de vie qui va avec. Devrons-nous vraiment attendre d'être au pied du mur pour s'y mettre, constamment détournés de ces questions essentielles par des événements médiatiques sans importance comparable ?

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